CHAPITRE XXV
Le jeune physicien perdit patience et prit le micro pour adresser les pires injures au Kid. Ils pouvaient apercevoir son train spécial en bas, sur la voie unique. Mais lui ne daignait pas répondre à leurs appels, ni même vouloir engager le dialogue.
— Vous porterez la responsabilité des événements futurs, hurlait Greog. Nous allons créer d’autres dirigeables, des dizaines d’appareils qui survoleront le monde et faute d’un accord vous serez dépassé, abandonné. Votre Compagnie ne se développera plus dans les normes anciennes.
— Du calme, dit Julius, qui d’une main tâtonnante cherchait à couper le micro.
— Il nous méprise. Il se dit libéral, ouvert aux idées nouvelles, mais il redoute la superstition de l’opinion publique. Pourtant il est en position de force depuis sa victoire sur Lady Diana. Il pourrait imposer ce qu’il voudrait et nous sommes l’avenir de cette planète.
Julius réussit à couper l’émission et Greog se résigna, alla consulter ses cadrans.
— Nous pouvions lui demander de l’huile pour rester un peu dans ces parages mais désormais il nous faut rentrer. Nous en sommes à soixante heures.
— Les vents sont toujours du sud dans ce coin.
— Souhaitons-le.
Liensun était aussi très fâché. On lui avait dit que dans ce petit train blanc griffé d’or il y avait un nain qui connaissait son père, et il avait essayé de parler dans sa tête, était certain d’avoir réussi, mais ce nain avait fermé son esprit et n’avait pas daigné lui répondre.
— Partons, dit Ma très inquiète de la tension générale.
— Ils préparent quelque chose, dit Ann, peut-être un gros laser qui fera éclater nos ballonnets les uns après les autres.
Greog lança ses moteurs et le dirigeable se cabra un peu, oscilla avant de s’éloigner lentement. Les habitants de la petite station de pêche, à l’abri de leur verrière, levaient la tête vers eux. Bientôt ils furent invisibles et la station ne fut plus qu’un point dans l’étendue bleutée de la banquise.
Un silence étouffant pesa sur le groupe pendant des heures. Les moteurs tournaient rond et la navigation aérienne s’effectuait sans heurts. Pourtant ils n’étaient pas aussi heureux que prévu de retourner dans leur petite station nordique. Ils ne digéraient pas ce mépris du Kid, son refus de dialoguer.
— Ce qu’il faut, dit Greog alors que la nuit approchait et qu’ils volaient depuis quatre heures, ce qu’il faut, c’est aller jusqu’à sa cité cristalline, Titanpolis. Quand nous réussirons cet exploit, il ajoutera foi à nos propos, pas avant.
— Il faudrait un dirigeable trois fois comme celui-ci.
— J’y songe.
Liensun se faisait câliner par Ma qui l’avait pris sur ses genoux et lui caressait la tête. Elle n’avait jamais pu mener une grossesse à terme. S’en était un peu désintéressée alors, mais cet enfant la ravissait. Elle lui reconnaissait de graves défauts, des pensées parfois déplaisantes, mais il avait besoin d’elle, de sa tendresse.
— Je tuerai le Kid un jour, dit-il à son oreille.
Elle sourit. Le Kid allait devenir pour lui le croque-mitaine, ce n’était pas mauvais. On avait besoin de ressentiment pour atteindre l’âge adulte et affiner sa personnalité.
— Je retrouverai mon père. Et aussi mon frère. C’est vrai que j’ai un frère. J’ai aussi Jaël comme sœur, et d’autres frères et sœurs qui sont morts lorsque ma mère a été assassinée.
— N’y pense plus, dit Ma, et calme-toi. Tu veux un peu de lait chaud ?
Elle l’installa sur sa couchette, alla prendre un bloc de lait dans le compartiment congélation en contact direct avec l’air extérieur. Elle le fit fondre, y mélangea un parfum bizarre que le gosse aimait et le lui apporta avec des galettes sucrées.
— Qui prend les commandes ? demanda Greog, j’ai à faire quelques vérifications dans l’enveloppe.
Ma pensa qu’il voulait rejoindre Jaël dans la soute. Cette malheureuse fille n’avait pas quitté cet endroit durant tout le voyage. Elle claquait des dents à la moindre vibration de l’aérostat.
Ann, résignée, prit les commandes, sachant que son mari allait faire l’amour à cette fille. Désormais, elle devait accepter cette infidélité. Ma attendit que l’enfant ferme ses yeux pour s’occuper de Julius. Elle prépara des sandwiches et en apporta aussi à la jeune femme qui conduisait le dirigeable à travers la nuit.
— Nous économisons du carburant, dit-elle… Nous aurions pu rester plus longtemps là-bas, essayer de convaincre cet homme de notre bonne volonté.
— Mangez, dit Ma, vous en avez besoin.
— Je ne pourrais pas avaler un morceau… Que devons-nous faire. Ma, vous seule et Julius pouvez nous guider.
— Mais à quel sujet ?
— Pour tout… Tout… On ne peut pas rester ainsi, désemparés, isolés… Ce dirigeable est une utopie. Nous avons découvert ses limites. Chargé à bloc, il n’a que cent heures d’autonomie et nous ne trouverons pas à nous ravitailler. Il n’est plus question du tour du monde, sauf si nous nous posons auprès des trous à phoques de la banquise. Mais ensuite, dans les régions peuplées ? Et regardez notre décadence psychologique, sentimentale… Je sais que cet enfant vous régénère, Ma, et que vous êtes heureuse désormais avec lui. Quand je le vois dans vos bras je ne sais qui envier, lui qui est cajolé ou vous qui pouvez reporter sur lui votre trop-plein d’affection.
— Il faut lutter, Ann, ce n’est qu’une mauvaise période… Ce dirigeable est une utopie peut-être, mais le prochain nous permettra…
— Vous savez bien qu’il nous demandera des années de travail et de sacrifices. La mise au point de celui-ci nous a empêchés de voir le temps passer, mais rendez-vous compte qu’il y a trois années que ça dure… Et le Soleil est toujours caché par ces maudites poussières lunaires. Nous ne progressons pas, nous sommes coupés des autres Rénovateurs du Soleil. Parfois je donnerais n’importe quoi pour rencontrer les Sorciers, ces Rénovateurs qui utilisent la magie pour ressusciter le Soleil. Eux au moins se retrouvent dans des réunions secrètes, pour des incantations.
— Nous progressons quand même, dit Ma impressionnée. Nous volons alors que nous étions nous aussi conditionnés par le rail. Je crois qu’il faut poursuivre.
Ann, le visage bouleversé, regardait la nuit épaisse devant elle. Elle aurait donné dix ans de sa vie pour voir une lumière sur la banquise.